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4 - Des photos pas si simples à prendre. Sortir le soir, trouver un lieu, se confronter au froid. Des gendarmes qui nous surprennent, ils veulent surtout vérifier que le camion n'est pas volé. A chaque séance, je pense aux corps nus des prostitués, des femmes violées, des cadavres, des détenus pendant la fouille... Images aussi des corps nus de déportés que je vois pour la première fois dans le livre d'histoire de l'école. Sentiment troublant. Gênant. Années 70, on a peu accès aux images, à la nudité des corps. Et là, d'un seul coup des corps nus, des corps morts. De la chair. Tout se mélange dans ma tête, je sais ,bien sûr, les camps de concentration. Mais c'est autre chose que je regarde avec obsession à chaque fois que j'ouvre le livre
5 - Mon corps m'appartient. L'évidence et pourtant. L'enjeu entre le visible et le caché, surtout du corps des femmes, nous en raconte long sur la liberté de penser d'un pays, d'une époque. Animal traqué. J'y reviens avec une douloureuse inquiétude. Le fond de l'air est hostile. Je le sens. Méfiance. Ne pas relâcher la vigilance. Surtout quand ceux qui désignent la place de la femme et de son corps, se veulent en être les maîtres. Ce soir, je n'arrive à rien. Cette chose laide qui roule à l'intérieur de moi que je ne parviens pas à mettre en mots. J'hésite entre de la colère et de la peur. Je dois trouver ce qui s'obstine dans l'étroit des phares. Mon corps est pétrifié. J'ai la bouche pleine de cailloux.
6 - Une fiction s'impose dans ce que je tente de déplier ici ou plutôt un personnage nourri par ce que ma mémoire retient de mes expériences et de ce que j'ai lu. Personnage multiple qui erre pour l'instant dans les limbes de mon travail. Ce que je sais est qu'il vient de la nuit. J'ai beau vouloir le ramener sur les plages de la Baltique où l'on se baigne en famille, entre amis ou seul sans entraves de tissu. La peau qui se confond avec le sable. J'ai beau convoquer des beaux souvenirs, celui qui se présente n'a pas de soleil dans le regard. La même étrange présence que les fantômes qui me hantent certaines nuits. Ceux des corps retrouvés dans la Drina, cet été en Bosnie. Des musulmans massacrés au début des années 90 et que la vase avait ensevelis. Des années après, ils reviennent à la surface de l'histoire et aussi dans le roman que j'écris. Comme l'on ne réveille pas impunément les fantômes, ils s'imposent dans mon sommeil et réclament d'exister mieux dans mon texte. Ma peur au début, à rester longtemps avec la lumière allumée comme pendant l'enfance. Maintenant, j'attends leur présence comme une marque de confiance.
7 - Je pense à Pina Bausch qui savait dénuder les hommes et les femmes, sans forcément leur faire quitter tous les vêtements. Je pense en vrac ce soir. La chaînette dorée visible d'une femme en niqab, le torse mouillé des danseurs, le short qui glisse sur le haut des fesses d'un joueur de foot, les cheveux noués que l'on défait, l'érotisme qui se révèle entre le visible et le caché. Roland Barthes le raconte très bien dans Le plaisir du texte : l'échancrure, l'intermittence. Là, où le vêtement baille. Je cite comme je peux, je n'ai pas le texte sous la main. Donc, l'évidence que la nudité n'a rien à cacher sauf ce que l'autre décide de voir ou ne pas voir. Je pense aux bas déchirés de cette fille hébergée un soir et qui venait d'échapper à une agression. Je pense à ces petites filles que l'on maquille comme des putes pour participer à des élections de Little miss. Des clichés, des instants qui me viennent, mais qui ce soir m'éloignent de mon propos. Accepter d'être déroutée. C'est le jeu. Et enfin, me revient, ce jour, où j'ai dû laver le sexe de ma mère, vieille. Les poils gris, le grain de beauté sous le pli du ventre. Et qu'il a fallu ce jour-là, et les jours suivants que je verrouille toutes émotions, pensées pour exécuter encore une fois ce geste.
8 - La fatigue me fait douter. La fatigue m'a toujours fait douter. Plus de force pour rien et surtout pas à chercher de nouveaux territoires. Créer. Inventer le réel. Je pourrais ce soir recouvrir chacune de ces photos avec de grands traits noirs. Biffer. Oui, j'aimerais biffer, ce soir, ces photos. Je le pourrais de manière virtuelle, mais l'électronique autorise bien des repentirs. Et les traits noirs seraient aussitôt effacés. L'image restaurée. Alors, la question pourrait être : qu'est-ce que j'aimerais biffer ? Ce que je ne supporte pas de moi. Ce que la petite voix moqueuse, celle qui souvent vient par dessus mon épaule quand la fatigue et le doute sont là et me susurre : à quoi bon tout cela ? La petite voix qui me ramène au dur de la terre. Un voix qui vient en écho avec celle d'Ali, aujourd'hui à l'atelier d'écriture. Ali qui ne voulait pas écrire. Qui ne veut plus apprendre. Qui voudrait ne plus venir à l'école : à quoi ça sert ? Et que je n'ai pas trouvé la réponse magique. Ni même celle qui entrouvre un peu la porte. Continuer d'insister avec le texte Stabat Mater Furiosa. Mais Ali n'avait même plus envie d'être furieux. Juste sa lèvre molle sur son corps déjà mou. Et moi, je me tourne le dos.
9 - La nuit enterre le sol, le mouvement ne se perçoit qu’avec les bruits. Les pieds plus nus que le reste du corps. Ce qui grouille sans se laisser voir. Des bouches se taisent, attendent, puis happent et dévorent la chair des autres. La nuit nourrit ses bêtes, qui peut dormir sereinement ? La nudité ne provoque personne mais ne sait pas se défendre des regards. Qui peut vouloir me happer dans le silence du fossé ? L’animal qui m’attend porte une arme sur le côté et un insigne qui autorise. Il est la loi qui dit que se mettre nu-là, n’est pas une démarche artistique. Il ferme sa bouche, touche l’arme avec la main. Il est la loi. Je souris à ses yeux comme certains baissent la tête pour se soumettre. Un serpent me ferait moins peur.
10 - Un ami me demande le pourquoi de ces photos, de ces notes. Pourtant la réponse est évidente, chercher ce que l'on ne connait pas, sinon que signifierait le mot chercher ? On est forcément traversé par un pressentiment qui permet d'avancer dans le flou. Mais se poser trop tôt la question du pourquoi, c'est déjà vouloir se protéger. Être dans le bien entendu. Se copier, se recopier, permet d'avancer tranquille. Puisque l'on sait déjà les réactions possibles. Pas de mise en danger. Je lis dans Sker de Liliane Giraudon : Poursuivre. Ecrire de petites histoires. De sales Petites histoires. Ces mots me mettent au travail.
11 - Rire. Ce soir, il n'y a que le rire qui me vient. Rire bouche ouverte avec le son qui roule dans le fond de la gorge. Les complicités dans le rire qui tiennent les autres à l'extérieur. Ce tremblement de l'un à l'autre qui secoue le ventre, la glotte ... et la vie devient alors vivable. Je ne peux pas parler de la nudité, ce soir. Il faudrait que ce soit joyeux et sérieux comme les jeux d'enfants et non pas grave. Je me sens grave, je m'abstiens. Juste la photo prise dans une forêt du nord de l'Allemagne. Bague et bottes en caoutchouc rouge. Rire parce que je ne peux pas prendre au sérieux, tout de suite, tout ce qui se dit autour de moi, de nous. Tout ce qui se défait. J'aime croire que les vaches, malgré le dire des jeunes (aujourd'hui encore) ce sont les étonnantes taches mouvantes de nos prairies. Poil de la bête, il faut que je reprenne du poil de la bête.
12 et dernière : la photo la plus violente. Comme morte abandonnée, sans grâce. Parfois des corps que l'on retrouve ainsi. Faits divers. Images que l'on invente dans sa tête, reconstitution. Scènes du crime jouées, surjouées dans les feuilletons de la télévision. Le zip qui referme la poche plastique avant d'emporter le corps. Le cadavre de Mona, souillée de terre et de moult de raisin dans les dernières séquences du film Sans toit ni loi d'Agnès Varda.
J'ai beau jouer regarder la photo. Je n'imagine pas ma disparition. On peut s'imaginer mort, mais imaginer sa disparition c'est impossible. Dans L'enfant des limbes, J.B. Pontalis écrit : comment nous y prenons-nous pour tenir à la fois notre mort probable et improbable ? Eros, Thanatos... etc. etc. etc. etc. et me voilà bien avancée. Je me quitte des yeux.