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Robert Guillermet
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_Lectures : expériences extérieures *

février 1999
    Si c'est un homme - Primo LEVI
    Moi c'est la guerre que je comprends. Les gens qui se déclarent de l'hostilité je les comprends. Ils sont vraiment hostiles. Pour l'amour j'ai plus de mal, les gens qui déclarent de l'amour c'est moins fiable. Les amants, les curés, l'U.N.I.C.E.F... c'est moins fiable. Les amants, souvent, ils veulent que niquer, les curés et l'U.N.I.C.E.F. aussi. Déclarer l'amour c'est pas honnête. Déclarer l'hostilité, ça c'est clair. : " toi, je peux pas te blairer " c'est du solide. C'est pour ça que mon coup de coeur va à un livre sur la guerre et plus précisément sur les camps de concentration. Au lieu de les superlatiser et d'en faire une irréalité, un accident de la pensée, Primo Lévi les rapproche de nous. Il décrit magistralement le sol, la boue, le ciel, les godasses, les pieds. Il explique que les gardiens le regardaient comme s'il était une sauterelle ou plutôt un manche de pelle. Et dans ce chapitre 9, ce refrain qui revient régulièrement : " Il sera donné à celui qui possède, il sera pris à celui qui n'a rien " où il explique qu'il faut avoir quelque chose à échanger pour survivre : un bout de ficelle, une pièce de chemise, un quignon de pain et que pour avoir quelque chose à échanger il faut voler, resquiller et que pour faire ça, il faut surtout pas croire à l'ordre inhumain qui vous est fait. Un nouveau type de héros nous est proposé : celui qui aime assez pour être en vie pour pas se laisser tuer. Un homme qu'on ne tuera pas du tout si on le tue pas par force. Comme les chats.
Et il continue : 90% des prisonniers remettent leur sort entre les mains de l'ordre. Ils espèrent en l'obéissance. " Ils souffrent et avancent dans une solitude intérieure absolue ", car : " le plus simple est de succomber : il suffit d'exécuter tous les ordres qu'on reçoit, de ne manger que sa ration et de respecter la discipline au travail et au camp. L'expérience prouve qu'à ce rythme on résiste rarement plus de trois mois ".
C'est parmi les 10% qui restent qu'on trouve les survivants.
Il se dégage de ce petit livre que nous avons à faire là à une déclaration maximale d'hostilité à laquelle il doit être répondu par une hostilité maximale. Que voir mourir les autres c'est pas commode, voir mourir ceux qu'on aime c'est très difficile, et que mourir soi-même c'est le pire.



mai 2000
    PERSONNE FAIT DE L'ART. Les gens font de la peinture, des romans, des poésies, des bijoux, mais personne dit : " Je fais de l'art ". C'est quelqu'un d'autre qui dit que vous faites de l'art, soit parce qu'il est critique dans un journal ou à la télé, soit parce qu'il vous achète. Vous, vous faites de la peinture. Mais si un critique déclare à 200 000 personnes que c'est de l'art, alors subitement c'est de l'art. Si on vous achète ou qu'on vous troque aussi. C'est que vous donnez assez de joie à quelqu'un pour qu'il vous récompense. Qu'il vous paie. Qu'il puisse vous demander de recommencer. Si personne vous paie, si personne vous invite à recommencer, c'est pas bon signe. Ça veut pas dire que c'est cuit. Peut-être que ceux à qui ça donnerait assez de joie ils sont pas là. Que vous les avez pas trouvés. Peut-être que celui qui décide que c'est de l'art, il est resté chez lui, ou dans son bureau. Comme ils sont pas nombreux à pouvoir déclarer à 200 000 personnes que cette oeuvre c'est de l'art, ils sont très demandés. Ils viennent pas comme ça. Il faut avoir du bon saucisson, une jolie porte d'entrée et un maire ou deux à la maison.
Par contre on dit plus facilement : " c'est un artiste ", mais ça s'applique pas forcément à la peinture ou au piano, ça s'entend même plus fréquemment à propos d'un pâtissier, d'un carrossier, d'un comportement dans l'existence. Ça voudrait dire que les artistes ne font pas exclusivement de l'art mais des gâteaux, de la tôle, des bêtises. Pour tout ça le critique d'art il se déplace pas mais si vous faites de la peinture, de la musique, de la sculpture, de l'art qui puisse être conservé en tant que trace d'humanité, il faut essayer de faire sortir le critique de chez lui. Il se déplace que pour l'art qui se conserve. Pour voir si ça vaut le coup. Il regarde l'empreinte à la loupe et il dit : " ça c'est une trace d'humanité ". C'est comme ça qu'après qu'il a dit ça, on met tout en oeuvre pour que ça se garde, que ça se conserve. On met un rayonnage ou une vitrine sur mesure dans une maison bien solide et on le conserve. Sinon ceux qui faisaient de l'art en faisant par exemple des roues de charrette et ben on mettait les roues de charrette sur un essieu qu'on fixait à un plateau d'attelage qu'on fixait à un cheval et on roulait. Quand le chariot était foutu on le mettait dans un coin et il finissait de se détruire tout seul avec ses roues magnifiques, pleines d'intelligence. On le conservait pas. Si vous faites de l'art qui se conserve, il faut absolument faire sortir le critique de chez lui. Il faut mettre chez vous un appât qu'il puisse flairer de chez lui : de la peinture bien sûr mais aussi de belles femmes, de bons alcools, un conseiller général par-ci par-là, quelques artistes de renom. Quelque chose qu'il sent de loin.
Sinon on peut se rendre heureux en donnant du plaisir à quelqu'un, en indiquant sa route à quelqu'un, en chantant. On peut se donner la joie de se déposer soi-même quelque part : sur du papier, dans des notes, dans un fusain, un clairon. On est un amateur. On peut même souhaiter le rester. Si on veut être un professionnel il faut que les gens vous invitent assez à recommencer pour que vous puissiez acheter du poulet, de l'électricité, des chaussettes, tout ce qu'il faut. De l'appât pour critique.
Et pour l'art on sait pas ce que c'est. Personne sait. Le critique non plus. Il suppute, il flaire. Il peut pas prouver ni expliquer. C'est comme Dieu ou l'homme, on peut tout dire ou rien dire. On peut rien prouver. C'est ça qui fait que c'est marrant. Et qu'on cause.



août 2000
    J'avais déjà le tome 2 des oeuvres de Shakespeare. Je l'ai toujours pas lu. Je suis allé acheter le tome 1 : celui des rois et je sais pas bien pourquoi c'est celui-là que j'ai lu. J'ai pas connu personnellement de roi et tout le monde dit que Shakespeare c'est si bien. Comme plein d'autres choses : au dessous d'un certain niveau de sincérité et de savoir-faire, le théâtre c'est emmerdant, la musique aussi, baiser aussi, les dominos aussi. On trouve pas son plaisir. On gesticule. On brasse de l'air. Il faut pas confondre les rois et les chefs du protocole. Dans le protocole ils se ressemblent beaucoup. Le protocole c'est fait pour que le roi marche pas comme un canard, qu'il passe pas inaperçu, qu'il sache quand et par où arriver, quand et par où partir. Quoi dire. On lui écrit ce qu'il doit dire et il l'apprend. Hors du protocole les rois ils sont tous différents. Ils nous ressemblent beaucoup. Henri 6 est un faible d'esprit, Henri 4 le bon sens incarné, Richard 2 est trop gentil, Richard 3 trop méchant. Henri 5 avant d'être Henri 5 fait les quatre cents coups avec une bande de bons à rien. Il devient Henri 5 et l'habit fait le moine. Il sera un conquérant. Il y a des rois qui savent pas trop quoi faire et qui sont quand même des bons rois. C'est très relatif tout ça. Il me semble que le vrai attrait de Shakespeare c'est le mystère. Richard 3 est un tueur mais c'est aussi un brave. Il se dégonfle pas une seule fois. Il meurt l'épée à la main. On sait pas pourquoi Iago est miné par la jalousie et Othello autodétruit par sa bonne foi. Pourquoi Macbeth est miné par le remords alors que c'était si simple de continuer à dormir et à aimer son roi cette nuit-là. Il se donne un mal de chien à devenir une ordure. Ça lui va pas du tout. Ces gens sont posés sur les épaules de leurs équipes. Que trop d'équipes changent de camp, désertent, ils mettent un pied dans le vide et tombent. Que l'encadrement de leurs équipes change d'idée, c'est pareil : ils tombent. Richard 2 est déposé, Henri 6 assassiné, Richard liquidé. Un roi ne peut pas être trop gentil. Ni trop méchant. Et l'armure fait le soldat, la robe le pouvoir et l'habit le moine. Des pans entiers de personnage restent secrets. La soif du mal de Richard 3 n'est pas explicite, le crime de Macbeth n'a pas d'explication satisfaisante, la jalousie de Iago n'a pas d'explication du tout, la fragilité d'esprit de Richard 2 non plus. Personne n'est jugé par Shakespeare. Les faibles n'ont pas plus tort d'être faibles que les tyrans d'être forts, les guerriers de se battre, les vainqueurs de vaincre et les perdants de perdre. Il n'y a que la construction sociale qui a raison. La loi de l'équilibre : si j'enlève une cale ici, il faut que j'en mette une là.
    Les bâtards sont extrêmement intéressants car ils sont hors du protocole. Ils sont autorisés et ils ont même le devoir de n'être qu'eux-mêmes. Ils sont nés d'une faute qui peut à tout moment les écarter de la dignité et du confort. Ils sont en équilibre. Souffrants. Il y a beaucoup de monde, comme dans une ville. L'action se déplace beaucoup. Il y a des gens qui passent, pas moins consistants que ceux qui sont là tout le temps. Il y a une scène d'une demi page qui s'appelle " Un père qui vient de tuer son fils " ; c'est au cours d'une bataille et le père qui porte un mort et entreprend de lui faire les poches s'aperçoit qu'il vient d'occire son fils. Il est drôlement embêté. Il regrette de ne pas être à la place du mort. La scène d'après " Un fils qui vient de tuer son père ", au moment de lui faire les poches il s'aperçoit que c'est son père. Misère de moi. Si j'avais su. Et là il n'y a pas besoin d'un savant discours pour s'apercevoir que ces gens ne font pas la guerre par choix personnel. Dans Titus Andronicus, un marchand de pigeons parvient jusqu'à la salle où se trouve le roi. Le roi discute et tire des plans avec ses proches. " Pigeons beaux pigeons, mes seigneurs qui veut mes beaux pigeons? ". Tout le monde l'ignore. Il reste planté là avec sa cage, son chapeau, son bâton. Au bout d'un moment, profitant d'un silence il dit : " Alors... combien vous me donnez pour mes pigeons? ". Et le roi qui vient enfin d'entendre et de s'apercevoir de sa présence le regarde des pieds à la tête et lui répond : " Pour tes pigeons...? On va te pendre. Emmenez-le (take him away) ". Alors pourquoi un vendeur de pigeons ambulant à ce moment-là. On n'en sait rien. Rien du tout. Pourquoi pas un troubadour, un marchand de selles de cheval...? On n'en sait rien. J'ai vu la scène jouée dans un théâtre anglais. C'était merveilleux de surprise et de cocasserie. Le pauvre garçon est embarqué par deux soldats et on l'entend qui dit : " me pendre? me pendre ! me pendre.. Non.. ". Et il sort. Ça renseigne assez bien sur le cas qu'on pouvait faire des petites gens. Il y a pas besoin de discours.
Les situations se dénouent mais pas les mystères. Les hommes et les femmes meurent avec leurs mystères qui fait d'eux une pièce unique sur l'échiquier des vivants. Le marchand de pigeons aussi.



octobre 2000
    Battre les livres
    J'ai failli me laisser impressionner. Bernard Noël s'exprime par tranches de pensée qui tombent de son intelligence avec des virgules. Des hypothèses en rondelles qu'il garde si elles tombent juste, qu'il abandonne si elles sonnent faux. C'est ce faux bégaiement construit au millimètre, cet emboîtement de la langue dans l'hésitation de la pensée qui fait de son accumulation une recherche d'auteur, un poème. J'ai vu faire, battre et entasser de la feuille d'or. Ça ressemble un peu à ça. Si vous jetez une feuille d'or par la fenêtre elle peut mettre un jour pour arriver par terre. Et le type qui bat la feuille d'or, toute sa haute technologie elle est dans son coup de marteau. Il a un coup de marteau qui vaut de l'or. Je me retenais de respirer pour pas qu'elles s'envolent. J'aurais dû les manipuler pour habiller de la pensée. Quand j'ai voulu parler ce texte, j'essayais des pauses, des inflexions de voix, des soupirs et je restais à l'extérieur. Désespérément. Je m'emmerdais. Je le respectais trop. Comme on respecte trop l'or. Il faut le battre. Et j'aime pas me contorsionner. J'aime dire. Autant que manger.

Alors je me suis dit : quand il y aura les gens, le public, car lorsqu'on prépare un spectacle, il faut pas perdre de vue qu'un jour il y aura des gens assis en face de vous. Donc quand les gens seront là qu'est-ce qu'ils vont regarder? Moi. Et si je commence à parler qui est-ce qu'ils vont écouter? Moi. Je pourrais toujours faire des inflexions variées et plaisantes, ça suffira pas. Comme c'est moi qui serai là, il faut que je sois moi. Complètement moi. N'importe qui qui est complètement lui-même retient en principe l'attention de celui qui le regarde. C'est en se cramponnant à cette vérité simple : moi reste moi même en disant des écrits sur l'art, que j'ai pu faire entendre Bernard Noël en train de battre un dessin pour en faire sortir du sens, pour en connaître la chair. Et j'ai pu me faire entendre moi.
J'ai choisi de parler ces pages pour sortir de l'essentiel. Si vous dites : " les enfants qui s'aiment ne sont là pour personne " c'est essentiel. Ou : " le destin de l'homme c'est l'homme " c'est essentiel. Mais si vous dites : " la chair du double " on peut vivre sans ça. Et moi je peux pas penser ou dire des choses essentielles toute ma vie. Il faut que je respire. Par exemple je peux apprendre à regarder. Apprendre à établir mon degré de parenté avec un tableau. Ça me fait du bien. C'est bon.
J'apprends de la littérature et je la parle en public. Ça débouche le canal de ma propre pensée qui se met alors à couler.



janvier 2001
    Bach
    Je vais à la messe de n'importe quel jour, à n'importe quelle heure, chez moi, dans un fauteuil mou. Dès le début du disque ça sent le roussi. On sent que quelqu'un va se faire dézinguer. Ça fait comme un séisme recouvert par l'eau, une attaque décisive mais sourde, un fauve à l'affût. Tout le monde est dans la rue.  On entend des vociférations, des murmures, des éclats de voix. Il y a de la confusion. C'est le début d'une tragédie. On peut pas s'y tromper. Au premier flottement quelqu'un se met à raconter l'histoire : ceux qui n'ont pas le pouvoir de tuer en ont fait le plan mais celui qui a le pouvoir de tuer ne souhaite pas  s'en servir. Il y a un problème dans la rue qui pourrait bien être réglé par la rue. " C'est plus économique de tuer un seul homme pour le peuple " a recommandé le grand prêtre au Conseil. Et le peuple il va y prendre son pied et ça va lui suffire en effet. Bien sûr c'est quelqu'un qui n'a rien fait qu'il faut tuer, un innocent, le plaisir est bien meilleur. Bach il disait ça dans une église. C'est vrai qu'il s'agissait des autorités religieuses juives. Imaginez qu'il fasse dire à un évêque : " Y'a qu'à en brûler un de temps en temps, c'est plus économique ". On l'aurait brûlé.
Ce sont de magnifiques sopranes qui chantent : " Qu'on le crucifie, qu'on le crucifie ". Jésus n'est pas un agneau qui se laisse tondre. A celui qui le frappe il dit : " Si j'ai dit quelque chose de mal dis-moi ce que j'ai dit de mal et si je n'ai rien dit de mal pourquoi me frappes-tu? ". Il a une belle voix grave. Il en impose. Il pourrait lui aussi frapper. Ses amis ont peur. Ils font semblant de ne pas le connaître. C'est des gens qu'il connaît pas qui le soutiendront dans sa souffrance. Ce que peuvent pas dire les voix, les violes d'amour le disent. Les quelques innocents qui refuseront de s'acharner sur un innocent et chanteront leur compassion, chanteront l'aria le plus tendre, le plus chaleureux : plus chaud qu'une bouche de métro sous un sans abri, plus tendre qu'une joue de lycéenne, ce qu'il faut entendre une fois par semaine pour pouvoir vibrer. " Contemple ton bien le plus grand dans les souffrances... "
    C'est le monde qu'on entend, son ordre défaillant, son envie, ses regrets, son incohérence. C'est cette pauvreté qui monte dans les hauts parleurs. C'est avec ça que Bach crée de l'harmonie. C'est ça qui m'inclut : l'incohérence faite harmonie. Je monte harmonieusement dans les hauts parleurs avec tout le monde.

    Il y a quarante cinq ans j'allais à la messe de huit heures et demi tout seul ou à la messe de onze heures avec Juliette. Soit rejoindre mes copains soit avec ma cousine. J'étais bien propre, récuré jusqu'au fond des oreilles et entre les orteils dans les deux cas. Je portais ce que j'avais de mieux. Elle avait une voilette. Je regardais son trou de nez, ses lèvres, son grain de beauté par en dessous. Je savais que sous ses manches bleues il y avait ses bras et que sous sa jupe il y avait probablement ses jambes. Il y avait toutes les chances. Et puis après je voulais pas le savoir. Le tabernacle probablement. C'était ce côté exposition qui était un privilège dominical. On pouvait les regarder sans qu'elles vous regardent. Elles bougeaient pas. Il y en avait des plus grandes, des plus petites, des plus raides, des plus beiges, des plus roses. Des tendres. Elles regardaient toutes dans la même direction : droit devant, vers le tabernacle. Elles faisaient semblant de ne pas l'avoir sur elles. J'ai jamais vécu aussi intensément le mystère des dames qu'à la messe de onze heures. C'est du bol. J'aurais pas eu de cousine je le connaîtrais pas.




l du même auteur ailleurs sur le site l
_1996-1999 (n° 5 - automne 1999)


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